Droit immobilier

Actualités en matière de droit de préemption public

Actualités en matière de droit de préemption public

 

Bien que déjà prévu par la loi modifiée du 22 octobre 2008 portant promotion de l'habitat et création d'un pacte logement avec les communes (Loi « Pacte logement 1 »), le recours aux droits de préemption publics est devenu de plus en plus fréquent à la suite de l’entrée en vigueur de la loi du 3 mars 2017 dite « omnibus », qui a élargi les hypothèses dans lesquelles les communes et le Fonds du Logement disposent d’un droit de préemption.

 

Dans la foulée, la loi du 17 avril 2018 concernant l’aménagement du territoire ainsi que la loi du 18 juillet 2018 concernant la protection de la nature et des ressources naturelles, ont également retenu de nouveaux cas d’ouverture de droits de préemption (pour les plans directeurs sectoriels – déclarés obligatoires par voie de règlement grand-ducal du 10 février 2021 – respectivement pour les zones protégées d’intérêt national).

 

Tout ceci explique que les enseignements de la jurisprudence des juridictions administratives et civiles sont relativement récents en la matière et deviennent, au fil des affaires, de plus en plus denses. Nous faisons le point sur les principales évolutions de ces derniers mois.

 

1. La position du juge civil

 

Comme expliqué dans un précédent article, le juge des référés administratifs s’estime en principe incompétent pour suspendre une décision de préemption et pour interdire au pouvoir préemptant de signer l’acte notarié en remplacement de l’acquéreur initial, ceci dès le moment où l’acteur public a notifié au notaire, sa décision de préempter.

 

Il appartiendrait alors en principe au juge des référés civils de pallier à l’incompétence du Président du tribunal administratif, en intervenant lui-même en temps utile pour interdire la passation de l’acte notarié, tant que la légalité de la décision administrative de préemption n’a pas été toisée de manière définitive par les juridictions administratives. Une telle solution éviterait qu’en cas d’annulation d’une décision de préemption après conclusion de l’acte notarié, il faille ensuite solliciter du juge du fond civil (le tribunal d’arrondissement), une annulation dudit acte notarié, avec toutes les conséquences douloureuses que cela peut impliquer au moment du rétablissement des parties contractantes (le(s) vendeur(s) et le pouvoir préemptant) dans leur situation initiale (restitutions réciproques de la chose et du prix), laquelle peut intervenir des années après la conclusion de l’acte notarié.

 

Si le juge des référés s’est dans un premier temps semble-t-il montré d’accord pour intervenir en temps utile, ce vent jurisprudentiel favorable à l’acquéreur évincé a tourné lors des décisions plus récentes.

 

Jugé en effet, dans l’une des premières affaires en la matière, que la condition d’urgence permettant au juge des référés civils d’intervenir, était donnée « au regard du fait que la passation de l’acte authentique […] aurait pour conséquence de déposséder les [acquéreurs] de leurs droits acquis sur le terrain litigieux lors de la signature du compromis de vente avec [le vendeur], respectivement que le refus de passer l’acte authentique aurait pour conséquence d’exposer [le vendeur] à des dommages et intérêts pour inexécution contractuelle, conformément à l’article 11 de la loi du 22 octobre 2008 » (Tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg, 31 mai 2019, n° TAL-2019-03214 du rôle).

 

Mais selon des décisions ultérieures, la condition d’urgence n’est pas donnée, alors que l’acquéreur évincé « « pourrait solliciter, le cas échéant, l’annulation de  l’acte de vente notarié […] dans l’hypothèse où la délibération [du pouvoir préemptant portant exercice du droit de préemption] viendrait à être annulée par les juridictions administratives » (ordonnance de référé no 20/2021, 23 février 2021, Tribunal d’arrondissement de et à Diekirch, siégeant comme juge des référés, confirmé par Cour d’appel de Luxembourg, siégeant en matière de référés, 06 octobre 2021). Les actions dites en « référé » voie de fait ont également été rejetées, alors pourtant que la légalité des décisions de préemption était hautement contestable.

 

Ces décisions du juge des référés civils sont, pour les motifs exprimés ci-avant, regrettables, compte tenu des conséquences pour les parties contractantes (et pour l’acquéreur initial, injustement évincé) en cas d’annulation, parfois des années plus tard, de l’acte notarié (quid par exemple, si entretemps, le prix de vente a été en partie dilapidé par les vendeurs, partis vivre de leur nouvelle fortune, dans les Bahamas ? Quid si les terrains cédés irrégulièrement au pouvoir préemptant ont entretemps été détériorés – imaginons que les constructions sont devenues insalubres, faute d’entretien adéquat – ou au contraire améliorés par de nouveaux bâtiments, la délivrance d’une autorisation de bâtir qui leur apporte une plus-value, ou encore un reclassement dans le PAG, etc. ?).

 

2. Le juge administratif

 

Du point de vue des juridictions administratives, la jurisprudence a connu également de sérieux remous.

 

Nous renvoyons principalement à nos publications précédentes à ce sujet :

- Droit de préemption – Le juge des référés administratifs se déclare incompétent

- Droit de préemption : quels sont les droits du vendeur ou de l’acquéreur face au pouvoir préemptant ?

- Droit de préemption – une loi pour pallier les difficultés pratiques des communes ?

- La Cour administrative (re)définit les contours de l’exercice des droits de préemption publics

 

Dans un arrêt récent, la Cour administrative est venue répondre à l’une des questions pressantes en la matière, concernant l’implication de l’acquéreur évincé dans le processus décisionnel. Nous avions pour notre part toujours défendu la thèse suivant laquelle le principe général de droit « audi alteram partem » devait s’appliquer avec la plus grande rigueur en la matière, c’est-à-dire que l’acquéreur initial doit pouvoir faire valoir en temps utile ses observations auprès du pouvoir préemptant concernant son intention de faire usage de son droit de préemption.

 

Dans son arrêt du 21 octobre 2021, n° 45871C du rôle, la Cour administrative a suivi cette thèse et annulé une décision de préemption du Fonds du Logement, au motif que la procédure d’audition préalable des parties intéressées (vendeur et acquéreur initial), prescrite en vertu de l’article 9 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, n’avait pas été respecté.

 

La Cour expose ainsi qu’ « Il résulte de l’ensemble des données du dossier soumis à la Cour que pour le moins les parties appelantes et plus particulièrement la société (AB) appelée en définitive à acquérir le terrain litigieux, en vertu du compromis dont s’agit,  n’ont pas pu  valablement  exercer  leurs  droits  de  la  défense précontentieux face à l’initiative  du pouvoir préemptant FONDS DU LOGEMENT d’acquérir la parcelle  litigieuse  dans  son  intégralité  -  l’exercice  de  ce  droit  posant  pour  le  moins  problème concernant  la  languette  de  parcelle  située  en  zone  urbanisée  -, ni surtout qu’un délai adéquat d’au moins  huit  jours  ait  été  conféré  audit  tiers  acquéreur  pour  prendre  position,  voire  demander à être entendu en personne, ces formalités étant essentielles aux termes mêmes dudit article 9 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 ». 

 

Nous rappelons à cet égard que dans son avis complémentaire du 17 juillet 2015 sur le projet de loi dit « Omnibus » (Doc. Parl. n° 6704/4), le Conseil d’Etat exposa :

 

« Le droit de préemption touche le droit de propriété, lequel est protégé par l’article 1er du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, fait à Paris, le 20 mars 1952, et approuvé par la loi du 29 août 1953. Dans ce cadre se pose dès lors la question de la compatibilité du droit de préemption avec cette disposition de droit international.

 

La Cour européenne des droits de l’homme n’a jusqu’ici pas eu à se prononcer de manière directe et explicite, par un arrêt de principe, sur le droit de préemption exercé par les autorités publiques en matière d’urbanisme. Elle a toutefois rendu des arrêts au sujet de droits de préemption exercés par les autorités publiques dans le cadre d’autres législations, comme la législation fiscale ou la législation relative à la protection du patrimoine culturel national.

 

Selon la jurisprudence de la Cour, „le système du droit de préemption ne prête pas à critique en tant qu’attribut de la souveraineté“, mais son exercice par l’autorité publique constitue une ingérence dans le  droit  du  propriétaire  au  respect  de  ses  biens.  Pour être compatible avec l’article 1er du  Protocole  additionnel, l’ingérence doit satisfaire aux exigences de légalité et de proportionnalité.

 

Pour la Cour,  le  principe  de  légalité  commande  que  l’ingérence  résulte  de  la  loi  au  sens  de  la  Convention, et il „signifie également l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles“. En particulier, la mesure de préemption ne doit pas jouer „de manière arbitraire,  sélective  et  guère  prévisible“.  Elle  doit  en  plus  offrir  les  garanties  procédurales  élémentaires, une  décision  de  préemption  ne  pouvant  avoir  de  légitimité  en  l’absence  d’un  débat  contradictoire  et  respectueux du principe de l’égalité des armes ».

 

Ainsi, les pouvoirs préemptant devront informer, par courrier recommandé, les parties aux contrats de leur éventuelle intention de préempter, tout en laissant auxdites parties un délai d’au moins huit jours pour présenter leurs observations. Par ailleurs, lorsque la partie concernée le demande endéans le délai imparti, elle doit être entendue en personne.

 

 

3. Le rôle dévolu au notaire

 

Dans l’arrêt précité de la Cour administrative, nous épinglerons encore le passage suivant :

 

« […] bien que le pouvoir préemptant soit amené à exercer son droit sur notification du notaire, après communication du dossier afférent, il n’en reste pas moins que cet exercice du droit de préemption intervient en dehors de l’initiative de la partie concernée – ici le tiers acquéreur – étant entendu que la procédure aboutissant à l’exercice d’un droit de préemption s’opère nettement ex lege, en  vertu  des  dispositions  de  la  loi,  à l’exclusion de la volonté propre des parties au compromis de vente dont s’agit, dont le but premier, en application des dispositions de l’article 1134 du Code Civil ensemble le principe de liberté contractuelle, consiste à voir exécuter la convention par eux conclue. 

 

Il est vrai que l’article 7 de la loi du 22 octobre 2008 prévoit que pour le cas d’existence d’après la loi d’un droit de préemption dans le chef d’une partie publique, pareil compromis n’est conclu que sous  condition  suspensive  de  non-exécution  du  droit  de  préemption  en  question.  Ce mécanisme emporte toutefois que toute la clarté puisse être faite à l’échelon le plus proche possible de la convention  des  parties,  en  cours  de  phase  non  contentieuse,  compte  tenu  de  la  complexité inhérente à la matière, tant en ce qui concerne les cas d’ouverture du droit de préemption visé par la loi que, plus loin, l’assiette exacte des biens par eux visés.

 

Dans le contexte donné un rôle particulier se trouve,  par essence, dévolu au notaire instrumentant chargé par les parties venderesse et acquéreuse au compromis de passer l’acte notarié de vente. En tant qu’officier ministériel instauré par la loi, il lui incombe de veiller a priori à ce que la partie publique faisant part de son intention d’exercer son droit de préemption remplisse les obligations découlant de l’article 9 du règlement grand-ducal du 8  juin  1979  et  fasse  part  de  son intention plus particulièrement au tiers acquéreur tel que se dégageant du compromis de  vente à la base de l’opération conformément aux dispositions dudit article 9 » (nous mettons en évidence).

 

Au vu du passage précité de l’arrêt, il se pose la question de l’éventuelle responsabilité du notaire qui omettrait de rappeler un pouvoir préemptant à ses devoirs en termes d’information préalable des tiers intéressés, avant la décision de préemption.  

Il se pose également la question de savoir si le notaire instrumentant ne devrait pas également refuser la passation de l’acte notarié si le pouvoir préemptant a méconnu la disposition précitée.

 

Malheureusement en pratique, le notaire accepte souvent sous la pression des autorités publiques, de passer des actes à la suite de décisions de préemption dont la légalité est douteuse et qui sont querellées devant les juridictions administratives. A notre avis, dans cette hypothèse, la responsabilité du notaire (notamment par rapport aux frais de justice que devrait engager l’acquéreur irrégulièrement évincé pour obtenir l’annulation de l’acte notarié) peut être engagée.

 

Nous profitons également du présent article pour mettre en avant une pratique notariale regrettable – bien que compréhensible du point de vue de la sécurité juridique que recherche le notaire – qui consiste à ce que ce dernier envoie d’office et automatiquement à tous les pouvoirs préemptant une copie du compromis de vente ou du projet d’acte d’aliénation, en application de l’article 8 de la loi modifiée du 22 octobre 2008 et ce même dans les hypothèses, tout de même encore nombreuses, où il n’existe sur la ou les parcelles concernées, aucun droit de préemption. La conséquence de cette pratique est qu’elle retarde les transactions immobilières, avec toutes les implications juridiques éventuelles, lorsque par exemple, l’acte doit être conclu dans un délai déterminé, en application d’une clause du compromis de vente. Or, il faut préciser à cet égard que l’article 7 de la loi précitée qui énonce « Toute convention portant sur une aliénation visée à l’article 4 est irréfragablement réputée conclue sous condition suspensive de la renonciation à l’exercice du droit de préemption visé à l’article 3 », ne s’applique, à notre avis, pas lorsque la convention en question (c’est-à-dire le compromis de vente), ne porte pas sur une parcelle faisant l’objet d’un droit de préemption. La convention n’étant pas suspendue, les délais courts tandis que le notaire retarde inutilement, pour une durée d’au moins deux mois, la transaction, alors que la loi ne l’impose pas.

 

En conclusion de tout ce qui précède, une vigilance accrue de tous les acteurs de l’immobilier impliqués (à savoir les acquéreurs, pouvoirs préemptant, mais aussi les notaires) en matière de droit de préemption, est nécessaire. Nous ne doutons pas que dans un avenir proche, de nouvelles décisions de justice viendront éclairer les nombreuses zones d’ombres restantes, portant par exemple sur des questions liées à l’assiette précise du droit de préemption, à la possibilité de morceler ou non un terrain via l’exercice d’un droit de préemption portant partiellement sur une parcelle déterminée, aux techniques d’évitement du droit de préemption prévues contractuellement entre les parties à la vente, etc.

 

Me Sébastien COUVREUR

Avocat à la Cour

 

Retour sommaire